« L’amour est un petit bateau / Qui s’en va, tout joyeux, sur l’onde, / Voguant vers des pays nouveaux / Au hasard de sa course vagabonde. » |
Vous n’êtes pas sans savoir que le roman d’amour est un genre littéraire très populaire. Mais, s’il vous plaît, ne vous en allez pas ! Le but de cet article n’est pas de vous convertir aux romans sentimentaux. Au contraire, il s’agit de vous aider à donner une touche sentimentale à votre livre, un outil ô combien redoutable pour augmenter les enjeux de votre histoire ! Shakespeare vous le prouvera, exemples à l’appui.
Si Pamela Regis, une spécialiste des romances, écrit dans un essai que c’est « le genre le plus populaire et le moins respecté », ce ne fut pas toujours le cas. Des romans comme Orgueil et Préjugés de Jane Austen ou Jane Eyre de Charlotte Brontë ont donné leur lettre de noblesse au genre. Par exemple, Jane Eyre combine habilement des éléments de roman gothique et de drame élisabéthain.
On est donc bien loin des romans sériels modernes qui restent dans les rayonnages des magasins et supermarchés pendant un mois, les invendus laissant la place à d’autres titres. Quoi qu’il en soit, brève de bardage… Découvrez la troisième et dernière technique.
Troisième technique dramatique pour dynamiter votre histoire : la force des tragédies personnelles
Dans la pièce de théâtre, Titus Andronicus, toujours de Shakespeare, on peut lire :
« Ces paroles sont des rasoirs pour mon cœur blessé ! »
Les tragédies de Shakespeare se déroulent généralement dans des moments historiques importants. Ainsi, si Hamlet raconte la mort d’un roi, Macbeth narre l’assassinat d’un monarque écossais tandis que Le Roi Lear décrit la chute d’un empire. Mais, ce n’est pas le cas de la tragédie, Othello ou le Maure de Venise, qui ne traite ni de l’ascension ni du déclin d’un royaume. En fait, au lieu de focaliser son intrigue sur la politique (crise politique, rivalités de pouvoir, etc.), cette pièce narre comment un homme manipulé en vient, par jalousie, à tuer sa bien-aimée (une histoire plus intimiste, à bien des égards). Pourtant, elle est considérée comme l’un des joyaux du théâtre élisabéthain. Comment expliquer cette reconnaissance ?
Même si Othello peut sembler, à première vue, une exception dans le canon shakespearien, en l’étudiant de plus près, on remarque que cette œuvre partage un point commun, un même noyau avec ses prédécesseurs : elle nous fait ressentir de la peur, de la pitié et la douleur des personnages. Car, dans Othello, le Barde immortel se contente de relater une histoire d’amour. En d’autres termes, il laisse de côté les considérations politiques (le trône, la lutte pour le pouvoir...) pour ne garder que la substantifique moelle de la tragédie : l’émotion.
Je remarque que les écrivains sont souvent tentés de raconter des histoires en élargissant le cadre de l’action un maximum, pensant renforcer les enjeux. Finalement, il n’est pas rare de lire des résumés de ce type : « Non seulement le personnage principal est menacé, mais, en fait, c’est l’ensemble du pays qui l’est aussi, ou mieux encore, le monde entier est en danger. » Je ne dis pas que « faire monter les enchères » ou faire de votre personnage une figure messianique, l’Élu n’est pas intéressant dans certains cas (la preuve, la série Harry Potter n’échappe pas à cet archétype), mais n’oubliez pas que la véritable source de la tragédie, c’est le fardeau émotionnel que portent les protagonistes. Cela nécessite donc que l’auteur menace un personnage, un objet, un but, bref, des choses auxquelles le protagoniste tient.
À partir de là, il s’agit donc d’insister davantage sur les enjeux personnels (par exemple, l’attachement affectif du protagoniste à un objet, etc.), plus que sur de grands enjeux politiques (crise géopolitique...). Du coup, on pourrait résumer ce précepte en une phrase : parfois, il est plus intéressant émotionnellement de voir un personnage essayer de protéger sa bien-aimée que le monde entier.
Montrer l’amour
Au début, Shakespeare dans Othello décrit une crise intime. Brabantio, un sénateur vénitien, apprend que sa fille, Desdémone, a quitté le toit paternel pour rejoindre Othello. Il cherche à discréditer le Maure, qui aurait bafoué l’honneur de Brabantio. Cherchant Othello, le père le trouve alors qu’il vient de recevoir une convocation chez le Doge (chef élu de la République de Venise). Brabantio exige une explication, en accusant Othello d’avoir séduit et déshonoré sa fille, mais celui-ci se défend et révèle qu’il a épousé la jeune fille et que le mariage n’a pas été consommé. Son récit est confirmé par Desdémone.
Pour se défendre, Othello affirme (dans la troisième scène du premier acte) : « elle m’aimait pour les dangers que j’avais traversés, et je l’aimais pour la sympathie qu’elle y avait prise. » En d’autres termes, face au Doge et à Brabantio, Othello raconte comment le récit de sa vie, faite de voyages et d’aventures périlleuses, l’a aidé à conquérir le cœur de Desdémone. D’ailleurs, le Doge répond : « Il me semble qu’une telle histoire séduirait ma fille même. » En ce sens, ce qui semblait être aux premiers abords une crise entre le père et le beau-fils n’éclate pas : les personnages finissent d’ailleurs à se complimenter et se lancer des mots aimables.
Justement, résoudre aussi prématurément un conflit paraît être un choix inhabituel. En expliquant comment les protagonistes sont tombés amoureux, Shakespeare dépeint un couple heureux aux liens forts, authentiques. La tragédie dans cette pièce de théâtre dépend exclusivement de la désagrégation de leur amour. C’est en ce sens que le public a besoin de comprendre, de voir que les personnages étaient heureux au début, de telle sorte qu’une fois que leur relation se détériore, il puisse prendre conscience du chemin parcouru. Plus intenses seront les liens personnels qui unissent les deux personnages, plus aiguë sera la charge émotionnelle (lorsque ce lien sera rompu).
D’ailleurs, l’exemple de la nouvelle fantastique, écrite par Francis Scott Fitzgerald, L’Étrange Histoire de Benjamin Button, illustre ce conseil. Elle raconte l’histoire d’amour de Hildegarde Moncrief, une jeune femme, et Benjamin Button qui naît vieux et rajeunit au fil des années. L’attirance est mutuelle et le mariage ne tarde pas. Tandis qu’Hildegarde vieillit naturellement, Benjamin gagne en jeunesse physique ce qui rend rapidement la perte d’amour très clair. Bilan : la femme de Benjamin déménage en Italie et, comble du comble, son fils, Roscoe, le traite sévèrement et le force à l’appeler « mon oncle ». À ce moment précis, le lecteur, nostalgique, regrette l’amour du début et ce n’est pas sans un pincement au cœur qu’il assiste à leur séparation.
Montrer la perte
Dans Othello, nous voyons ce qui est perdu dans une scène déchirante à la fin de la pièce. Othello, croyant que Desdémone a été infidèle, décide de la tuer. Il hésite, car il l’aime encore, et malgré les dénégations de sa femme devant ses accusations, il l’étouffe. En l’embrassant une dernière fois, il ne peut pas croire à quel point Desdémone paraît belle et innocente : « Sois ainsi quand tu seras morte, et je vais te tuer, et je t’aimerai après... » Othello est à la fois attirée et repoussée par elle, ce qui crée un étrange paradoxe, à l’origine de la magie intemporelle de la scène.
Tout comme nous avons besoin de comprendre les liens entre les personnages, nous avons besoin d’observer le moment où ce lien est vraiment brisé. Ce moment final entre Desdémone et Othello contraste avec la première scène, durant laquelle leur amour triomphait : la dimension tragique y est bien à son comble.
D’ailleurs, ce n’est pas un hasard si le célèbre film Titanic de James Cameron a tant ému. On peut citer deux scènes mémorables qui utilisent les ressorts shakespeariens. La première scène est celle durant laquelle Jack (Leonardo DiCaprio) et Rose (Kate Winslet) se tiennent à la proue du navire et où ils ont l’impression de voler. C’est une scène de baiser très romantique. La seconde scène se passe à la fin du film : Jack et Rose attendent d’être secourus. Alors que le bateau de sauvetage se rapproche, Rose se tourne vers Jack, seulement pour se rendre compte qu’il est déjà mort. C’est aussi un moment inoubliable. La manière avec laquelle ces deux scènes se répondent, cet équilibre presque parfait, l’amour et la perte de l’être cher, fait pleurer à la fin et éveille la sensibilité des spectateurs.
En pratique
- La véritable source de la tragédie est le fardeau émotionnel (la peur de perdre un être cher, etc.) que les protagonistes portent.
- Ce sont les enjeux personnels et forcément pas les grands enjeux (politique, etc.), qui ont le plus de résonnance chez le public.
- Plus nous comprenons les liens personnels qu’entretiennent les personnages, plus nous nous sentons concernés par les événements, surtout lorsque cette relation spéciale est menacée.
- Tout comme nous avons besoin de voir concrètement la nature des rapports entre les personnages, nous avons besoin d’assister au moment où ce lien est vraiment brisé.
À vous de jouer
J’espère que vous avez apprécié cette série d’articles, malgré sa longueur. Vous avez désormais plus d’une corde à votre arc pour créer de l’émotion, de la surprise, de la tension. Ces trois conseils montrent l’importance de faire un tout cohérent, organique. Ce travail ne peut se faire complètement que grâce à la phase de la relecture, étape où l’aspirant écrivain aura une vision d’ensemble. En effet, pour donner plus d’intensité à une scène, vous avez appris qu’il faut tout préparer : ainsi, si un personnage perd son âme sœur, il faut montrer pourquoi cet être lui était cher, sinon l’événement ne fera ni chaud ni froid au lecteur. Il est nécessaire que le public s’identifie aux protagonistes, comprend leur motivation.
D’où l’utilité des procédés subtils que vous avez découverts comme les prolepses pour transmettre des informations et émouvoir vos lecteurs. Vous avez toutes les armes en main pour pimenter vos œuvres de la touche tragique qui les rendra plus belles et intenses (car la tragédie traite des thèmes universels). Surtout, ce qui est important de garder à l’esprit, c’est de créer une progression, une gradation.
Je vous propose deux exercices.
Le premier très formateur serait de regarder un film, si ce n’est de lire une pièce de théâtre de Shakespeare (pour les plus courageux), en accordant une attention particulière à la façon dont le point culminant est mis en place. Quels sont les outils que le créateur utilise pour raconter son histoire ? Pouvez-vous trouver des exemples de prédiction ou de préfiguration ? Quels sont leurs effets sur l’ensemble ?
Le deuxième exercice, tout aussi prenant, serait d’imaginer un secret de famille — quelque chose de douloureux ou terrible. Ensuite, créez deux personnages : celui qui tente d’exposer le secret et un autre qui essaie de le cacher. Enfin, planifiez l’histoire sans rentrer dans les détails et écrivez une scène. Quelle est la nature de ce secret ? Le secret sera-t-il exposé au grand jour ? Divisera-t-il la famille ? Il va de soi que vous pouvez partager votre travail en commentaire et je m’engage même à vous donner mon avis. À vous de voir !
Bonus
Vous en voulez plus ? L’article est suffisamment dense. Cependant, je propose aux plus curieux d’autres lignes percutantes relevées par Henry Sheppard (un écrivain australien) dans Shakespeare for Screenwriters. Les voici :
- Le public aime voir les personnages prendre des choix inattendus ;
- Parfois, il est préférable de ne pas limiter vos personnages à une unique motivation qui ne change pas au cours de l’histoire ;
- Faites en sorte que vos personnages aient une décision importante à prendre puis faites en sorte que les arguments pour et contre soient du même nombre (rien de tel qu’un gros dilemme !) ;
- Les personnages obsédés doivent montrer qu’ils sont différents des autres personnages qui les entourent ;
- Une bonne comédie nécessite au moins un accident, un hasard, ou un twist (retournement de situation) ironique ;
- Une coïncidence peut réussir quelque chose de remarquable (rappeler au lecteur que la vie est imprévisible dans le sens positif ou négatif) ;
- Personne ne veut regarder un couple heureux ;
- Les héros imparfaits sont les seuls qui méritent que les lecteurs s’intéressent à eux ;
- Chaque personnage doit vouloir quelque chose ;
- Si le personnage va changer, le public a besoin de voir exactement comment et pourquoi cela lui arrive ;
- Afin que les arcs de vos personnages fonctionnent, les changements doivent être suffisamment importants ;
- C’est la situation et pas le dialogue, qui génère les fous rires ;
- Plus vos personnages souffrent, mieux ce sera ;
- Le véritable secret d’un bon héros est un bon méchant ;
- L’antagoniste que nous ne voyons pas venir est beaucoup plus effrayant que celui que nous anticipons ;
- Raconter des scènes où les deux protagonistes (amoureux) vivent le pur bonheur est une étape nécessaire pour créer une histoire d’amour convaincante ;
- Le secret de réussite de l’histoire d’amour entre Roméo et Juliette est qu’elle se termine ;
- N’ayez pas peur de vous inspirer du travail d’autres auteurs (c’est ce que faisait Shakespeare), mais assurez-vous de toujours apporter votre propre touche.
Une dernière remarque, mes chers. Il est loin le temps où je mettais à jour le blogue à un rythme hebdomadaire. Pour autant, je vous promets quand même, dans la mesure du possible, de nouveaux contenus bien frais. Vous pouvez même me suggérer des idées d’articles. Je me ferais un plaisir de réfléchir à vos propositions. C’est à vous de décider de l’avenir du blogue et de ce que vous désirez y lire !
Bien à vous !
Merci pour cet article, encore une fois, bien intéressant! Pour ma part, j'aime approfondir l'émotion dans mes romans. Une histoire sans émotion est beaucoup moins prenante. J'ai alors l'impression qu'il y manque quelque chose. Pour un prochain article, si le sujet vous intéresse, j'aimerais bien que vous approfondissiez la place de l'humour dans un roman (autre que du genre comédie). Merci! :)
RépondreSupprimerBonsoir,
SupprimerLa place de l’humour dans un roman, quel beau et vaste sujet ! J’attendais de sortir l’article avant de vous répondre. En fait, il m’a été proposé par un confrère et je pense qu’il peut vous intéresser.
Sinon, merci d’avoir pris le temps d’écrire ce commentaire, c’est gentil.
Bonjour,
RépondreSupprimerPeut être est-il trop tard pour espérer une réponse de votre part. Quoi qu'il en soit, je souhaite vous remercier pour les precieux et pertinents conseils que vous profiguez via votre blog. Je suis en pleine écriture de mon premier roman (NB l'optimisme qu'il y en ait de nombreux autres ;) ) et je prends un réel plaisir chaque fois que je me retrouve face à mon ordinateur. J'ai une méthode de travail similaire à la votre,j'ai l'idée générale mais sans avoir de plan précis afin de ne pas limiter mon imagination. J'écris un roman d'aventure en le concentrant sur ce que j'aimerai lire en tant que lectrice. Vos points de vue concernant les histoires d'amour et les événements tragiques m'ont réellement aider sur manière dont je comptais faire évoluer la relation de mes personnages.
Tout ça pour vous remercier pour vos articles, très inspirants.
A bientôt